Les yeux secs comme s’ils ne savaient plus pleurer depuis trop longtemps, tout voir embrouillé au lever, mais voir quand même ce livre laissé sur la table de chevet la veille. Depuis que l’amoureuse est au bout du monde, je sais lire. C’est pourtant pas de sa faute, si j’ai perdu l’habitude de la lecture. C’est seulement que depuis qu’elle est partie, je suis en manque de dialogue intelligent, et que lire est pour moi ce qui s’en rapproche le plus actuellement.
Alors dès que j’ai ouvert l’oeil dans la lumière vive du matin – je ne ferme plus les stores depuis que l’amoureuse est partie, puisque je me lève de toute façon à la même heure jeune -, j’ai vu le livre de Virginie Beauregard D., Les heures se trompent de but, et j’ai replongé, sans culpabilité, comme un alcoolique assumé sort s’acheter une autre caisse de bières.
Quand fiston s’est réveillé à son tour, je lui ai offert d’aller se chercher un livre et de venir me rejoindre dans le grand lit. Alors: lui et moi, adossés à la même montagne d’oreillers, dans le matin clair, un livre en équilibre précaire sur le ventre. Et résonnant dans la chambre, son souffle d’enfant qui ne sait lire qu’à voix haute. Tout ça jure un peu avec Les heures se trompent de but, mais le moment est trop beau pour cesser ma lecture.
J’aime bien les éditions de l’Écrou. Ça peut être serré au quart de tour, ou un peu slaque, mais ça peut aussi être plus proche d’un projectile de fronde. Et ça te rentre entre les deux yeux. Il y a un peu de tout ça dans Les heures… L’ouvrage que signe la jeune poétesse doit être lu comme un appel à la liberté, d’agir et de penser, avec tout ce que ça implique de spontanéité, d’incertitude, de flottement. Le recueil de tout ça donne parfois l’impression d’assister au déploiement d’une série d’insides, ouvrant l’accès à un intime indéchiffrable, mais alors l’image réussit tout de même généralement à frapper. Sinon? On s’en fout et on continue. J’ai aimé m’en foutre et continuer. N’importe quoi pour tomber encore sur quelque chose comme:
je pense
que je pourrais arracher les nuages
et courir dessus
Certains poèmes de Beauregard prennent parfois l’allure de tableaux, essentiellement descriptifs, surprenant dans la trame du recueil qui se situe plutôt dans le registre de l’acte (mais tout de même à propos). Ils captent un instant, comme des haïkus dénaturés, étirés dans tous les sens (et à mon sens, plus satisfaisants que de nombreux haïkus qui semblent souffrir de la forme concise qui les définit pourtant).
Impossible de parler de l’ouvrage sans mentionner la relation ténue qu’entretient le texte avec des illustrations qui viennent le bousculer. On en vient à se demander (sans tenir à avoir la réponse) lequel, de l’image ou du texte, est venu en premier. Cette démarche est riche, laisse beaucoup de place à l’intelligence du lecteur. Un livre qu’on voudra voir trimballé, corné, barbouillé. Le mien est pas mal rendu là.
Les heures se trompent de but, c’est une poésie à la fois brute et sensible. Il y a quelque chose de punk dans ces pages qui m’a un peu brassé la cage. Disons que je me suis trouvé pas mal sage… Où sont rendus mes Doc’s et mon bummer? Et l’insouciance, elle? Eh bordel que le temps finit par nous emmancher.
Fiston susurre la chanson de l’alphabet à mon oreille, comme une berceuse, en me caressant les cheveux.
Viens-t’en, mon homme. Laisse faire ton livre. On va aller arracher des nuages.