Ainsi meurt un village


On veut connaître le nombre. Des morts. Des blessés. Mettre un signe de piastres sur le désastre. Mais on ne sait pas à quel point un tel événement aura de graves répercussions dans le village.

Je pense à toi, L’Isle-Verte. Parce que j’ai encore tous ces incendies de coincés dans le travers du coeur.

«Le foyer se sera enfin montré sous son vrai jour, vieille bête hurlante, fumante, suante, prête à tout dévorer. Il n’aura pas recraché tous les corps des cinquante-huit vieillards qu’il gardait captifs, ayant englouti quelques-uns d’entre eux en refusant de s’éteindre. Le spectacle tragique d’une boite de carton mou dans laquelle on aurait enfermé à la fois un brasier et de vieilles âmes déjà brûlantes d’amertume pour l’alimenter.

(…)

Autour de moi, on ne sourit pas. On ne pleure pas. Le combat fait rage, encore, mais la bête montre de plus en plus de faiblesse. On sait déjà qu’en battant en retraite, elle a pris avec elle quelques proies. On se demande ce qui se passera ensuite. Quand les pompiers auront laissé derrière eux un tas de cendres et de matériaux calcinés, un fouillis de tiges de métal tordues, d’éclats de verre cassé, de pierres brisées et de tuyaux fondus. Quand il ne restera debout qu’une tour imprenable faisant le guet sur les décombres, la cage de l’ascenseur immobilisé, devenu inutile, qui ne sentira plus ni le vieux, ni les médicaments, qui ne capturera plus l’air mais l’enfermera, qui puera la suie mouillée, la crasse enfumée et le jus de pierre sale.

(…)

On se demande ce qui se passera ensuite.

(…)

Quelle autre bête viendra prendre les vieux, se demande-t-on. Plutôt que d’imploser, le village se dispersera. C’est une horde de foyers d’ailleurs qui viendra les enlever, des Caps-Mouraskois, de La Bouteillerie, de Verbois, de Pointe-Sèche. Les vieux ne sont pas là pour rester, il faut qu’ils partent un jour, et s’ils ne peuvent le faire ici, ils trouveront bien un autre endroit. Plus personne ne mourra, à Sainte-Euphrasie-de-l’Échouerie. On ira disparaître ailleurs. Ainsi meurt un village.»

Nos échoueries, p. 137-140.

À propos de jeanfrancoiscaron

Romancier, il a publié Beau Diable [Leméac, 2022], De bois debout [La Peuplade, 2017], Rose Brouillard, le film [La Peuplade, 2012, publié en anglais sous le titre The Keeper's Daughter, chez Talonbooks, etn 2015] et Nos échoueries, [La Peuplade, 2010, prix Jovette-Bernier]). Il a aussi publié de la poésie, dont Des champs de mandragores [La Peuplade, 2006] et Vers-hurlements et barreaux de lit [éd. Trois-Pistoles, 2010, prix Poésie du Salon du livre du Saguenay - Lac-Saint-Jean en 2011]. Il est aujourd'hui responsable de la bibliothèque municipale de Sainte-Béatrix. Voir tous les articles par jeanfrancoiscaron

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